Liberté détournée et libéralisme limité
Le Libéralisme américain, dernier ouvrage d’Alain Laurent, poursuit l’œuvre de dénigrement antilibertarien entreprise dans son précédent essai La Philosophie libérale. Certes, l’objet premier, en tout cas avoué, de son livre est tout à fait louable, puisqu’il vise à dissiper la confusion persistante entre la pensée libérale et le rapt lexical opéré par la gauche anglo-saxonne qui, par l’emploi du terme liberalism, a voulu substituer le "laissez faire l’Etat" au "laissez-faire" de Bastiat ou Cobden. La dénonciation documentée du gauchissement de ce concept mérite donc d’être saluée.
Mais il me semble que le véritable objectif du bouquin est autre : la création d’une union sacrée entre libéraux (moins les libertariens, rejetés dans les ténèbres comme on le verra par la suite) et néoconservateurs contre le "relativisme" et le "multiculturalisme". Entendez par là : le manque d’enthousiasme pour les théories justifiant les guerres impériales et, en particulier, la "War on islam", laquelle religion est assimilée à un nouveau totalitarisme...
Voulant inclure à tout prix l’école néoconservatrice dans la famille libérale, il consacre plusieurs pages à des auteurs comme... James Burnham, célèbre pionnier de la sociologie des organisations, mais surtout ex-trotskiste toujours resté favorable à un gouvernement omnipotent (mais Laurent, curieusement, n’en dit mot) : en l’occurrence les USA - qu’il encourageait à déclencher des guerres préventives (en l’espèce, contre l’URSS) et suspendre les libertés au motif de faciliter le triomphe du "monde libre" ! Le dernier chapitre de son livre nous parle du virage "modérément libéral" des premiers néocons... mais se conclut avec enthousiasme sur un éloge à peine voilé des croisés de la démocratie planétaire, à propos desquels Laurent écrit le plus sérieusement du monde :
"La nouvelle génération de néoconservateurs qui s’est imposée à la fin
du XXe siècle et au début du XXIe siècle a fait sienne la plupart des
fondamentaux du nouveau libéralisme classique (...)"
Quel est, au demeurant, ce "nouveau libéralisme classique" ? Autorise-t-il la suspension des libertés civiles, l’usage de la torture, l’absolutisation du pouvoir gouvernemental ? Dans sa conférence intitulée "Le libéralisme, une exigence éthique", l’auteur se fait fort d’insister sur le goût des libéraux pour l’adjectif "limité" en insérant à la suite des notions classiques d’ "Etat limité" et de "démocratie limitée"... le concept plus inattendu, à tout le moins, de "tolérance limitée" - on notera que Laurent cite à l’appui de sa thèse des auteurs aussi notoirement libéraux que Slama ou Finkielkraut.... A quand, dans cette logique, le libre-échange limité et la liberté de conscience limitée, avec Ignacio Ramonet en guise de témoin de moralité ?
Sachant que les libertariens sont viscéralement opposés aux politiques bellicistes et autres opération d’édification des masses au moyen de tapis de bombes, A. Laurent ne craint pas de ressortir les vieilles fables selon lesquelles Rothbard servait la propagande communiste - le philosophe français n’ayant déjà pas craint le ridicule en écrivant naguère que l’économiste anarcho-capitaliste pensait plus de bien de Staline que de l’Alliance atlantique ! Faisant feu de tout bois, Laurent n’hésite pas à employer la rhétorique de cette gauche qu’il affirme détester en pérorant sur l’ "hyperlibéralisme" des libertariens... alors qu’il raille en conclusion de son essai "ceux qui se posent en sauveurs d’un libéralisme qui serait dénaturé par de prétendues dérives ultra"... Il avait déjà fait le même coup dans La Philosophie libérale en s’inquiétant de "l’hypermarchéisme" anarcho-capitaliste, faisant totalement l’impasse sur le caractère juridique, en plus d’être économique, de cette branche du libéralisme.
Reprochant (à la suite d’Ayn Rand) à Rothbard son alliance avec la New Left dans les années 60, il oublie que celle-ci était circonstancielle et limitée à la défense de la paix - valeur libérale des plus éminentes, car constitutive de cette pensée - contre l’influence des planificateurs de conflits. En revanche, A. Laurent ne tarit pas d’éloges sur des intellectuels proches du parti démocrate quand ceux-ci entonnent des hymnes à la conflagration mondiale (en l’occurrence, Paul Berman). Le lecteur jugera quelle alliance est la plus respectueuse de la tradition libérale.
En réalité, il me semble clair que notre auteur - quoi qu’il écrive - est fortement imprégné du virus constructiviste caractérisant toute idéologie socialiste ou, plus généralement, "progressiste". Nombre de libéraux sont atteints de ce que j’appellerais le "syndrome John Stuart Mill" et s’imaginent avoir tout dit en opposant "individulisme" et "groupisme", en confondant notamment observance de traditions séculaires, voire millénaires, et coercition violente. Cette inclination se retrouve dans la méfiance affichée par Laurent envers les religions, qu’il suspecte de défendre des intérêts "collectivistes" et de vouloir éroder la liberté... comme si ce n’était pas les Etats fauteurs de troubles qui constituaient la vraie menace !
Pour conclure, je me contenterai de reprendre l’une des dernières phrases de son livre :
"Introduire un peu de rigueur et d’honnêteté intellectuelle
(...) dans ces débats d’histoire des idées, est-ce vraiment trop
demander ?"
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