30.7.06

Le musée des horreurs de la gauche, épisode 4

Henri De Man et la social-démocratie

En Belgique, comme dans les autres pays occidentaux, il est devenu coutumier de saluer la social-démocratie comme un effort de la gauche vers davantage de réalisme. J’ai déjà rappelé que cette doctrine politique comportait des germes totalitaires. Certes, à la différence des marxistes purs et durs, les sociaux-démocrates refusent la collectivisation des moyens de production. Mais ce qu’ils proposent ne vaut guère mieux : c’est le contrôle de l’économie, et donc des choix humains, par la puissance publique.


L’un des penseurs les plus influents à cet égard fut l’universitaire et homme politique belge Henri de Man. Cet intellectuel d’allure aristocratique se fit connaître par sa révision du marxisme en publiant en 1926 Au-delà du marxisme. Pour De Man, ce n’était pas l’appropriation collective des moyens de production que les socialistes devaient préparer, mais le contrôle de l’économie (ce que les économistes de cours appellent aujourd’hui "la régulation du marché"). L’un de ses plus fervents admirateurs fut Mussolini - qui reconnut dans le penseur belge un parent idéologique, également lecteur de Georges Sorel. C’est à cette fin qu’il fit adopter en décembre 1933 par le Parti ouvrier belge (POB, ancêtre des partis socialistes francophone et flamand), dont il était devenu le vice-président le célèbre Plan du Travail, dit "Plan De Man".

Que proposait ce plan (et non programme, De Man tenait à cette appellation quasi martiale) ? Premièrement, il préconisait le passage à un régime d’économie mixte, dans lequel plusieurs secteurs devraient échapper aux lois du marché (transports, banques, entreprises "stratégiques", etc.). Deuxièmement, l’Etat serait gouverné par deux pouvoirs exécutifs : le premier dévolu aux affaires politiques ; le second consacré à l’administration de l’économie (direction du secteur public et surveillance du secteur privé). Cette socialisation de l’économie devait être chapeautée par un Conseil économique, dont le rôle serait confié au Sénat. Il est intéressant de relever que De Man estimait, à cette époque, que ces mesures autoritaires et dirigistes permettraient d’échapper à la menace fasciste... Mais en quoi différaient-elles de l’économie administrée telle que la connaissait l’Italie et qu’Hitler commençait à appliquer en Allemagne ? Mystère.

Par ailleurs, ce régime d’économie mixte, nous le connaissons encore et toujours. Pour preuve le régime corporatiste, digne d’un régime fasciste pur jus, dans lequel nous vivons et qui eût sans doute convenu à De Man... encore que les socialistes ont cette sale habitude de ne jamais reconnaître les fruits dont ils sont les auteurs et d’en attribuer la paternité aux méchants "ultralibéraux". Du reste, la rhétorique demanienne a fait des petits, puisque c’est notamment le dirigeant socialiste qui a propulsé les vocables péjoratifs "hypercapitalisme", "injustices et excès du capitalisme financier", et tutti quanti, qui ont toujours cours tant au PS qu’à la rédaction du Monde diplomatique ou chez Attac.


Devenu ministre des Finances en 1936, De Man commença à mettre ses idées en application, en particulier le contrôle du crédit. Il développa, à l’instar de socialistes français comme Marcel Déat, l’idée d’un socialisme national et devant s’appuyer sur un pouvoir exécutif fort. Cette "troisième voie" (ni marxisme ni libéralisme) trouvait d’autant plus d’écho qu’une démocratie telle que les États-Unis commençait à la mettre en chantier, à l’initiative de Roosevelt.


Devenu président du POB en 1939, il continuera de défendre sa thèse d’une démocratie autoritaire et dirigiste.


Lorsque l’armée belge capitule le 28 mai 1940, le leader des socialistes ne se sent plus de joie : pour lui, c’en est fini de la "ploutocratie hypercapitaliste", l’heure est venue de voir triompher le socialisme ! En témoignent ces extraits du manifeste rédigé par De Man à destination de ses militants :


"(...) Le rôle d’un chef n’est pas de suivre ses troupes, mais de les précéder en leur montrant le chemin. Voici celui que je vous demande de suivre :
Restez fidèles aux intérêts qui vous ont été confiés, veillez au bien-être de vos membres, au fonctionnement de vos oeuvres, à l’exécution de vos mandats administratifs.
Soyez au premier rang de ceux qui luttent contre la misère et la démoralisation, pour la reprise du travail et le retour à la vie normale.
Mais ne croyez pas qu’il faille résister à l’occupant ; acceptez le fait de sa victoire et essayez plutôt d’en tirer les leçons pour en faire le point de départ d’un nouveau progrès social.
La guerre a amené la débâcle du régime parlementaire et de la ploutocratie capitaliste dans les soi-disant démocraties. Pour les classes laborieuses et pour le socialisme, cet effondrement d’un monde décrépit, loin d’être un désastre est une délivrance.
(...) Préparez-vous à entrer dans les cadres d’un mouvement de résurrection nationale qui englobera les forces vives de la nation, de sa jeunesse, de ses anciens combattants, dans un parti unique, celui du peuple belge uni par sa fidélité à son Roi et par sa volonté de réaliser la souveraineté du travail."


De Man avait évidemment reconnu des cousins germains dans les nationaux-socialistes, et c’est pourquoi cet appel à la collaboration est dépourvu de toute ambiguïté, contrairement à une certaine légende. Quelques semaines plus tard, dans la plus pure ligne fascisto-corporatiste, il créera l’Union des Travailleurs intellectuels et manuels. Du reste, si le chef socialiste s’est ensuite retiré de tout activisme politique, avant de quitter la Belgique, ce n’est pas parce qu’il fut pris de remords concernant son engagement pro-nazi, mais parce que l’occupant et des factions collabos concurrentes l’évincèrent.


Loin donc d’être accidentel, le parcours de De Man est représentatif du socialisme, en particulier de sa branche "troisième voie" (en permanence tenaillée par de vieux démons planistes)... celle là-même qui continue d’être en vigueur dans notre plat pays.