21.9.07

Quand un antilibéral nous invite à la réflexion

Le dernier livre de Jean-Claude Michéa - L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale – n’est pas le pamphlet anticapitaliste de plus. Certes, cet essai se caractérise par un antilibéralisme féroce, mais il a pour principale qualité d’obliger les libéraux de toute nuance à se pencher sur leurs automatismes de pensée et à jeter un regard critique sur leur propre idéologie.

Michéa ne cherche pas, contrairement aux habitudes de la gauche intellectuelle, à opposer libéralisme politique et libéralisme économique ; le libéralisme est compris par Michéa comme un projet philosophique cohérent. De cette philosophie formée au tournant des Lumières, l’auteur déduit un processus logique aboutissant à notre société actuelle. Comment donc ?! Vivrions-nous donc dans l’accomplissement du libéralisme ? Pour Michéa, oui. Je ne partage pas ce point de vue, mais je suis d’accord avec lui pour admettre que, le libéralisme étant la première philosophie de la modernité - plus : la première à légitimer celle-ci –, il est difficilement contestable que la société hédoniste et consumériste actuelle soit le fruit (plus ou moins abâtardi) du projet libéral.

Pour contrer l’argument suivant lequel il est douteux qu’Adam Smith ou Benjamin Constant eussent souhaité une telle société, ce qu’il ne conteste pas (admirant d’ailleurs la finesse intellectuelle et la grandeur morale de l’auteur des Principes de politique), Michéa a d’ailleurs beau jeu de retourner la formule de Ferguson (chère à Hayek) suivant laquelle la société est « le résultat de l’action des hommes, non de leur dessein ».

Comprenant bien que le projet libéral visait notamment (mais pas seulement) à s’extraire des horreurs des guerres de religion, Michéa reproche au libéralisme de remplacer la recherche de valeurs communes par une théorie abstraite du droit et une conception naturaliste et personnificatrice du marché. En voulant apaiser et équilibrer les passions au nom du moindre mal, les libéraux ont, par l’entremise de ces deux mécanismes censés garantir la paix civile, refoulé dans la sphère privée les jugements de valeur, désormais considérés comme inopérants, voire dangereux pour cette même paix civile.

En disciple d’ Orwell (lequel, rappelons-le, s’est toujours réclamé du socialisme), cet auteur dénonce dans le libéralisme une figure du programme moderne de tabula rasa - que les libéraux voient, de leur côté, exclusivement dans les idéologies totalitaires. Pour Michéa, il faut déceler dans le libéralisme une révolution permanente contre ce qui constitue les principes de common decency. N’y manque même pas la tentation de façonner un « homme nouveau ». Par son approche foncièrement progressiste, sur laquelle insiste sans faiblir le pamphlétaire, le libéralisme est bien la pierre d’angle de la modernité.

Michéa en déduit que nous vivons dans une civilisation libérale. Or, à mon sens, il saute une étape historique : l’évolution de la branche progressiste du libéralisme en constructivisme gauchisant accompli. En fait, plus exactement, nous vivons dans des sociétés qui ont été rendues possible par le libéralisme. Le libéralisme a posé les bases de la pensée de gauche dominante : politiquement correct, individualisme abstrait et naïf fondé sur la valorisation de l’intérêt égoïste, matérialisme et rejet des traditions.

Le politiquement correct ? Vu que le scepticisme s’est institutionnalisé (pour citer P. Manent), le droit neutre voulu par les libéraux a engendré un « enregistrement des rapports de force ». En effet, explique Michéa, « la neutralité proclamée du droit libéral le prive, par avance, de tout appui philosophique sérieux pour trancher entre toutes (les) prétentions contradictoires ». Il s’ensuit un emballement des dénonciations pour mal-pensance, des querelles entre associations de défense d’intérêts catégoriels, un climat de suspicion généralisé, la peur de ne pas penser juste au bon moment… En bref, nous dit le philosophe, c’est le retour de la guerre de tous contre tous à laquelle la philosophie libérale voulait mettre un terme !

Quant à l’égoïsme, il est difficile de nier qu’il est généralement la seule « éthique » qui ne soit pas ridiculisée par l’esprit libéral. Combien de fois n’ai-je pas entendu et lu des affirmations selon lesquelles les gens n’agissent que selon leur intérêt, la morale n’étant qu’un simple prétexte. Cette version libérale de la philosophie du soupçon entraîne d’ailleurs Michéa à établir une comparaison intéressante, quoique trop lapidaire, entre le nietzschéisme de gauche d’un Onfray et l’objectivisme d’Ayn Rand.

De manière générale, les différentes conceptions morales sont toutes renvoyées à leur supposée relativité. Aucune ne peut prétendre s’imposer pour dicter ce qu’il convient d’être et de faire. « Comment oses-tu m’imposer ton point de vue ?» N’est-ce pas une rengaine devenue quotidienne ? D’où aussi, du point de vue des forces de progrès, la nécessité de rééduquer ceux qui auront le front de résister à la marche inéluctable de l’Histoire et de faire rendre gorge aux réactionnaires qui pourraient se montrer trop visibles et audibles dans l’espace public. De là aussi le rappel à l’ordre permanent à l’intention de ceux qui estiment que le jugement de valeur n’est pas une preuve d’autoritarisme. La gauche et les libéraux partagent donc la volonté de reculer inlassablement les limites de l’humanité et les normes sociales, insiste l’auteur. En témoignent la banalisation des comportements amoraux, voire immoraux, la valorisation des « crimes sans victimes » et de la révolution continuelle des mœurs, et même parfois le soutien à la transformation bio-génétique de l’homme, etc.

En résumé, pour Michéa, le projet politique d’une société du moindre mal a engendré le « meilleur des mondes ». Quid du remède que cet auteur veut apporter ? Il n’est pas très clair à ce propos, injectant une forte dose de conservatisme de bon aloi… à une conception socialiste de l’économie. Inutile de dire que je ne suis pas convaincu par cette approche paradoxale, et encore moins quand il tente de l’enrichir par des considérations psychanalytiques.

Pour ma part, je conclurai de la manière suivante : le problème du libéralisme est d’avoir voulu se suffire à lui-même, de se présenter comme un parachèvement historique (ex : la conception d’un droit devant corriger les « préjugés » moraux et les traditions « ringardes »). Sa faute est d’avoir détruit et/ou affaibli les institutions permettant l’efflorescence de sociétés libres (ô paradoxe !). Quant à notre intellectuel antilibéral, son erreur est d’opposer le libéralisme aux principes moraux qu’ont relégués de nombreux libéraux au magasin des accessoires. Ce faisant, il reproduit leur égarement, mais évidemment en sens contraire : c’est-à-dire en rejetant violemment la philosophie libérale. Or c’est l’articulation entre morale et libéralisme qui doit permettre à celui-ci de ne pas être une coquille vide, au mieux, ni un mouvement perpétuel de transformation de la société au pire.

Voilà, me semble-t-il, une invitation à la réflexion que nous ne pouvons pas nous payer le luxe de refuser.