31.3.07

Le Libéralisme et son ombre

La division du monde en deux clans aux contours nets et sans bavure est la tentation permanente de la vie politique. Loin d'y échapper, les libéraux aiment à reproduire cette conception manichéenne. Ainsi, quelqu'un qui n'est pas libéral sera automatiquement classé dans la rubrique "constructiviste" ou "collectiviste". Ce procédé d'une simplicité évangélique a pour avantage de faire l'unité dans le camp libéral, étant donné que quiconque s'en démarquera deviendra de facto un non-libéral, et donc un dévôt du constructivisme le plus aberrant. Peu importe donc, dans cette perspective, qu'un conservateur bon teint diffère radicalement d'un partisan du progrès "sociétal", il sera déclaré coupable de socialisme "de droite" (à noter que l'on ne sait pas toujours laquelle des deux caractéristiques est la plus pernicieuse aux yeux de certains libéraux) - expression polémique que j'avoue avoir utilisée en son temps, mais qui me paraît aujourd'hui extraordinairement réductrice et dont la teneur descriptive est à peu près nulle. Voilà, par exemple, un Erik von Kuehnelt-Leddihn ou un Eric Voegelin, tous deux virulents critiques de la modernité en ce qu'elle est mère du totalitarisme, assimilés à de chauds partisans de l'interventionnisme étatique...

Cette position s'approche dangereusement du fanatisme que les libéraux aiment à détecter chez autrui (comme la lumière s'oppose aux ténèbres). Surtout, elle permet de jeter un voile pudique sur les nuances et divisions (quelquefois fécondes) au sein du monde libéral. Que nous le voulions ou non, le libéralisme classique, contemporain des Lumières, porte en lui une profonde ambiguïté : se voulant vecteur du progrès, il a contribué à détruire les assises sociales ancestrales (donc "obscurantistes"...) pour laisser la place à l'État démocratique où le caprice égoïste a force de loi; chantre de l'individu, il a confondu liberté individuelle et émancipation de toutes les formes d'autorité; laïcisation du droit naturel, il a ouvert la porte au positivisme pour lequel morale et droit appartiennent à des registres entièrement distincts (si bien qu'il devient impossible de critiquer sur une base éthique telle ou telle politique liberticide). En se voulant progressistes, les libéraux ont tracé la voie que de plus radicaux qu'eux ont ensuite empruntée (en infligeant à leurs devanciers le sort que ceux-ci avaient eux-mêmes infligés aux partisans de l'ordre ancien). Sans Condorcet (ami et disciple de Turgot), pas de Marx. L'eschatologie progressiste des libéraux classiques est l'antichambre du socialisme. Ceux qui prétendent qu'en ce cas, ces personnalités n'étaient pas de vrais libéraux accréditent la parenté idéologique avec la gauche marxiste : cette rengaine rappelle, en tous points, le mensonger "Le régime qui sévissait en URSS n'était pas du vrai communisme". Le libéralisme serait-il l'Héautontimorouménos (i. e. le bourreau de soi-même) politique par excellence ?

En bref, la tentation manichéenne (qu'il convient de laisser aux socialistes purs et durs) ne nous permettra pas de résoudre les paradoxes inhérents à notre philosophie politique. Refusons par conséquent l'auto-aveuglement, et gardons l'esprit critique sur notre propre idéologie afin d'en corriger les erreurs parfois funestes.


24.3.07

Mobilisation : terme clef de l'État moderne

Plus encore que la "liberté" collective des Anciens dont parlait Constant, la démocratie moderne a pour vocation à mobiliser l'ensemble de la population, et sans un seul moment de répit.

Ainsi, les campagnes électorales ressemblent à autant de foires aux chimères ponctuées de cérémonies païennes dédiées à l'homme providentiel à la mode. Difficile d'y échapper, sauf en s'isolant complètement de la vie sociale. Voilà le drame d'aujourd'hui : les individus ne peuvent plus se consacrer pacifiquement à leurs occupations; ils deviennent des créatures politiques bon gré mal gré. D'art réservé à quelques monarques et conseillers plus ou moins compétents et habiles, la politique est devenue depuis deux siècles une machine à mobiliser les hommes dans des projets utopiques ou mégalomoniaques et à les écraser quand ils ne servent plus ou lorsqu'ils ont le malheur d'être dans le camp perdant.

Un événement a rendu possible ce retournement : la Révolution française. De lointain qu'il était, l'État a été métamorphosé en organisation proche, englobant violemment tout un chacun, soutiens fervents comme récalcitrants. On le sait, la Volonté générale des révolutionnaires ne tolèrant pas, par définition, la "tiédeur", réduisit au silence ceux qui ne se reconnaissaient pas en elle. Pour tenir sous son talon de fer la population, un régime révolutionnaire doit ensuite forger un langage à double fond afin qu'un mot ne veuille plus dire ce qu'il était censé exprimer. Le mot "impôt" fut ainsi remplacé par l'expression "contribution publique", afin de convaincre la population qu'elle consentait désormais à sa tonte fiscale. L'individu de chair et de sang étant renvoyé dans les ténèbres obscurantistes, le voilà enrôlé comme citoyen. Orienté vers l'idée d'un Tout-politique, ce projet ne pouvait que se traduire en termes de "eux" contre "nous", d'où la naissance du nationalisme belliqueux (autre création des progressistes) - le Bureau de l'Esprit public, créé en 1792 par le Ministre de l'Intérieur Roland (le mari de la célèbre Girondine qui s'écriera au pied de l'échafaud : "Ô Liberté, que de crimes on commet en ton nom !"), travaillant au bourrage de crânes.

Cette époque a ouvert l'ère funeste de la "mobilisation totale" (E. Jünger) et, par conséquent, du totalitarisme... sorti - on ne le répètera jamais assez - de la matrice démocratique.

La différence, au final, entre l'Ancien Régime et l'époque démocratique est qu'il était - dans le premier cas - relativement aisé de s'extraire mentalement et socialement des batailles entre factions, voire de n'y prêter aucune attention durant toute sa vie : la vie de famille et la nécessité de nourrir celle-ci suffisaient amplement à rythmer et occuper les journées d'un individu. En revanche, de nos jours, la politique est d'autant plus présente dans nos existences que la société de loisirs est devenue le nouveau paradigme social et que l'hédonisme du "moi je" triomphe. Dès lors, les esprits vacants sont d'autant plus disposés à accueillir un discours-langue de bois qui fera d'eux le centre du monde, autrement dit le médicament dont Big Brother a besoin pour continuer à vivre... tout en prétendant qu'il est, lui, le remède miracle ! Ils adhèrent à cette idole comme la chair adhère au squelette.

Concevoir l'Histoire comme une marche irrésistible vers le Progrès conduit à faire de l'homme un loup pour l'homme et un fantôme pour lui-même.